CHAPITRE IV
Chaque forme de vie défend son existence, son identité ; pour cela, elle est prête à détruire.
Plus un être est primitif, plus la notion de menace est pour lui simple, claire. Mais lorsqu’une espèce évolue jusqu’à un certain degré de complexité, cette notion devient extrêmement subtile. Et pour un homme, survivre dépasse de beaucoup préserver son organisme et donner naissance à des organismes identiques ; sa culture et ses croyances font partie intégrante de sa vie, et sont parfois plus importantes pour lui que la simple existence de son corps. Ainsi les différences ethniques, culturelles, idéologiques sont-elles ressenties comme une agression ; en menaçant l’identité, elles menacent la vie, au sens humain du mot.
Si la perception du danger provient chez l’homme de causes particulièrement subtiles, sa réaction à cette perception est souvent très primaire ; elle se nomme violence.
Haine raciale, fanatisme religieux et idéologique, intolérance sont des réponses d’animal primitif à des problèmes humains.
« Le cycle des civilisations » — Marok Ravon
Stanley déambulait dans les couloirs déserts et obscurs du cinquième niveau de Faya Nubangui. Au-dehors, la nuit venait de tomber ; et dans toute la cité de pierre, les Kreels avaient interrompu leurs occupations pour rejoindre les Kabungués Sakis, ces grandes salles communes où ils se retrouvaient chaque soir. L’heure des chants était venue…
Partout, les pâles lumières des brilleurs incrustés dans la roche s’étaient éteintes. Le Sven avait éprouvé le besoin de marcher dans les ténèbres de la ville souterraine, de parcourir pendant des heures ce labyrinthe noir et froid, comme s’il lui fallait à toute force vérifier l’intégrité de ses pouvoirs supra-sensoriels. Son esprit percevait avec clarté et précision le tortueux dédale creusé dans le basalte, ses escaliers aux marches polies par le passage de générations de Kreels, ses longues salles sonores aux ouvertures basses et voussées, ses multiples chambres closes par d’épaisses portes de pierre. Pourtant, pour la première fois depuis qu’il avait été recueilli à Faya Nubangui, le mercenaire doutait de lui-même.
Trois mois auparavant, Akoono Tingo lui avait remis la robe aux cinq cercles. Stanley savait que depuis ce jour, il n’avait pas progressé vers Oko Yedonka, le lien des âmes, son but actuel. Un Kreel ne s’en serait pas inquiété ; vingt ans, trente ans étaient en général nécessaires pour passer du cinquième au sixième cercle. Ceux qui parvenaient à fondre leurs pensées avec celles d’un ou plusieurs partenaires lors de la transe du Kamunga Nagué étaient tous des vieillards. Mais Stanley se savait différent ; pour lui, tout allait beaucoup plus vite. Et cette fois-ci, il avait le sentiment de se heurter à un obstacle insurmontable. Tout ce qu’on lui avait dit sur Oko Yedonka lui paraissait incompréhensible ; il n’obtenait aucun résultat lors des exercices de concentration et des tentatives de communication télépathique. Il se sentait désorienté.
Le mercenaire avait l’étrange impression d’avoir fait, de façon incroyablement accélérée, à l’intérieur de son propre esprit, ce fabuleux voyage accompli par la matière vivante et dont le point de départ se perdait dans la nuit des temps. Il avait subi une ontogenèse spirituelle… Il pensa au chemin parcouru depuis l’époque où, guerrier parmi les Moog-Saïs, hommes-machines au regard d’insectes de métal, il tuait chaque jour, et chaque jour échappait à la mort ; il était seul alors, et n’avait conscience que d’une chose : tout ce qui était autre que son propre corps constituait une proie ou une menace.
Il avait appris, chez les Kreels, à tolérer la présence d’autres hommes près de lui, à ne plus se méfier de chaque regard, à ne plus s’endormir la main crispée sur le manche d’un poignard. Par moments, il avait presque l’impression d’appartenir à un peuple, le peuple de Jaambé… Maintenant, on lui demandait d’avoir totalement confiance, d’ouvrir son âme au regard d’autres âmes, de devenir avec ces hommes qui l’avaient recueilli une entité unique, une pensée unique… Cela lui était impossible.
Parfois, lorsque la vue d’un tableau ou d’une sculpture kreel ébranlait un peu son indifférence glacée, lorsque les voix des chanteurs de Faya Nubangui parvenaient jusqu’à sa chambre au travers de la pierre noire, lorsque Fissango Lindari lui parlait, le matin, après leur course parmi les collines, Stanley sentait une bouffée de chaleur envahir son esprit, et il entrevoyait le chemin à suivre pour parvenir à Oko Yedonka. Chaque fois que cela se produisait, d’anciens souvenirs oubliés resurgissaient du passé, toute une partie de lui-même qu’il avait rejetée au plus profond de son inconscient reprenait ses droits.
Mais l’esprit du squale veillait, et sentant que ces résurgences étaient une menace pour la survie même de Stanley, il les refoulait chaque fois derrière une barrière gelée de dureté et d’impassibilité inhumaines. Et chaque fois se refermait la porte vers le sixième cercle. C’était ce même instinct primitif qui commandait au mercenaire de se tenir à l’écart des chants et des prières des Kreels, voyant dans la musique du peuple de Jaambé une force assez puissante pour briser la carapace qui le protégeait des souvenirs de son passé. Malgré les conseils de ses maîtres, malgré les demandes de Fissango Lindari, Stanley n’avait jamais rejoint les hommes noirs lorsqu’ils se rassemblaient, le soir, dans les Kabungués Sakis. En lui, le requin parlait plus fort que l’homme…
Stanley s’arrêta. Derrière la porte de pierre d’une des chambres du cinquième niveau, il avait perçu une présence.
« Ainsi, il y a un Kreel qui n’est pas allé chanter son amour pour Jaambé… »
Sans hésiter, le Sven déclencha le mécanisme d’ouverture du panneau ; il n’était pas bloqué. Le lourd opercule de basalte coulissa en silence, et Stanley pénétra dans la pièce. C’était une chambre semblable à toutes celles de Faya Nubangui : murs nus et noirs, éclairage pauvre, mobilier sommaire… Un petit cabinet de toilette jouxtait la pièce principale, avec le double bac kreel pour se laver selon les rites : bain glacé, bain brûlant, bain glacé. Il y avait des manuscrits épars un peu partout, sur une table, sur le lit, sur le sol. Le seul objet qui accrochait vraiment le regard était un tableau fixé à l’un des murs, haut et étroit, représentant le visage et le buste d’un Kreel, de profil. Le dessin tracé à la plume était net, presque schématique.
L’homme aux traits durs, à la joue barrée d’une cicatrice, qui avait servi de modèle à l’artiste était celui-là même qui se tenait allongé sur les nattes couvrant le sol de la chambre : Mani Okondo, le géant, vent violent, guide de Stanley pour ses premiers pas sur Onda Sambuguzu. En voyant entrer le Sven, il se redressa en position accroupie. Il avait dans la main droite une pipe à eau de cuivre lisse d’où montaient des volutes de fumée bleue répandant partout dans la pièce une odeur forte, amère, agréable. Le colosse s’adressa à Stanley d’une voix pâteuse, hésitante, tout à fait inhabituelle pour un Kreel :
— Salut à toi, Oniga Charaki, requin blanc, grand maître du cinquième cercle ! Ah, tu n’as jamais vu cette vapeur d’azur, fille du rêve… Tu n’as jamais respiré cette senteur de quiétude et d’oubli… Le parfum de la sérénité ! Epugu-Ikoda…
Mani Okondo porta à sa bouche la pipe de métal rouge et aspira longuement une bouffée de fumée bleuâtre.
— Voici notre calme, notre béatitude, notre chemin vers Jaambé… Voici notre monnaie, Oniga Charaki… Notre monnaie ! Dix mille yariks le gramme ! Plus cher que le korofel, plus cher que le fazireh… Nos ambassadeurs en font le trafic. Ça nous sert à payer nos vaisseaux cosmiques et quelques petits gadgets… Comme ces brilleurs… Ou le mécanisme d’ouverture de cette porte. Epugu Ikoda, la drogue la plus rare de l’univers… De la poudre d’écorce… L’écorce d’un arbre qui ne pousse que sur notre planète. Je n’ai jamais vu cet arbre… Il y en a si peu… On prétend qu’il est très grand, avec des branches qui forment comme une immense couronne ; ses fruits sont des pommes dorées qui luisent de mille feux dans le soleil…
Mani Okondo partit d’un formidable éclat de rire qui s’acheva dans une quinte de toux. Epugu-Ikoda rendait la gorge sensible.
— A propos de soleil… C’est idiot, le nom qu’on a donné aux fruits de cet arbre. Golandu sonunda apunlis ; pommes d’or du soleil… pommes dorées comme le soleil… Le soleil est rouge ! Rouge ! Comment est le soleil, chez toi, Oniga Charaki ? Est-il de la couleur de l’or ? Tout ça est ridicule… Nos ancêtres étaient fous, complètement fous…
Le géant déposa la pipe de cuivre à côté de lui. Il regarda le mercenaire avec des yeux éteints.
— Tu sais pourquoi cette came est si recherchée ? On dit que c’est un chemin vers dieu… Jaambé Sambuguzu en Kreel ancien. Un chemin vers dieu ! Vers la suprême vérité ! Une porte ouverte sur l’éternité, une vision au-delà de l’illusion… Moi, je n’ai jamais rien vu ! Rien, entends-tu ! Rien ! Pour moi, ce n’est qu’un baume qu’on met sur une plaie douloureuse, une potion de sommeil et d’oubli… En attendant de dormir pour toujours et d’oublier définitivement !
Stanley restait impassible. Il se contentait de soutenir le regard du colosse. Mani Okondo sembla soudain pris d’un accès de fureur ; son visage se crispait, il essayait de se lever sans y parvenir, s’agitait fébrilement. Il se mit à hurler :
— Que croyais-tu, gueule blanche ? Que tous les Kreels étaient de gentils dévots priant leur foutu dieu chaque soir avant d’aller sagement se coucher ? Que nous étions tous des larves rampantes ? Oui, Makané… Bien, Makané… A vos ordres, Makané… Je les vomis, je les vomis tous, eux et leurs histoires de sérénité, leurs cercles et leur voie !
Il s’effondra de tout son long sur le sol, secoué de convulsions nerveuses. Stanley pensa un instant qu’il allait pleurer, et il en conçut un mépris immense pour le Kreel. Puis Mani Okondo parut se calmer, peu à peu. Il se traîna vers le fond de sa chambre, se retourna vers le Sven et s’assit en s’adossant au mur. Son visage s’était décontracté. Il reprit son monologue :
— Crois-tu que nous soyons uniques en notre genre, ou bien y a-t-il d’autres Oniga Charaki rôdant solitaires dans les couloirs, d’autres Mani Okondo restés dans leur chambre pour fumer de la poudre d’écorce ?
« Epugu-Ikoda… Je l’ai eue ici, à Faya Nubangui. Mais c’est défendu d’en fumer tout seul ! Défendu ! Ils ne se contentent pas toujours de la musique et des chants… Parfois, en certaines occasions, ils se retrouvent dans le neuvième lieu… Ningu Saki ! Un million d’hommes rassemblés dans le cœur de la cité, qui chantent… Et la poudre d’écorce qui brûle partout… Une fortune qui part en fumée… Tous les mangas ont connu ça au moins une fois. Epugu-Ikoda, la musique, la lumière colorée… A quoi parviennent-ils avec ça ? Que voient-ils ? Moi, je n’ai jamais rien vu… Jamais rien ! Même en fumant cette saloperie de poudre ! C’est interdit, interdit… On ne peut respirer cette odeur que pendant les chants sacrés.
« Pourtant, ils savent… Ils savent que j’en ai pour moi seul, que j’en fume le soir dans ma chambre… Ils savent tout ! Pourquoi ne m’a-t-on jamais rien dit, rien reproché ? Que veulent-ils ? Que je sois un exemple ? Regardez ! Regardez Mani Okondo, le vent violent, qui a transgressé les tabous ; regardez l’épave qu’il est devenu…
« Sommes-nous des moutons pour nous plier à la volonté de cinq vieillards, pour respecter à la lettre des traditions vieilles comme le monde ? »
Le colosse se cacha le visage derrière ses grandes et larges mains. Depuis bien des années, Stanley n’avait plus éprouvé la peur, même au plus fort du carnage, même face à la souffrance et la mort. Pourtant, à cet instant, en découvrant la détresse et la solitude que Mani Okondo avait toujours cachées derrière une dureté impitoyable, le Sven sentit une sourde angoisse le saisir, comme s’il pressentait que lui aussi, un jour, pourrait voir éclater son armure de froideur et d’indifférence, et se retrouver en proie à la torture de secrets cachés au plus profond de son inconscient. Lorsque le géant écarta ses mains, découvrant son visage aux traits lourds, le mercenaire lut dans ses yeux lassitude, douleur et tristesse.
— J’ai consacré toutes mes forces, tout mon temps à suivre Onda Sambuguzu, le premier chemin. J’étais si fier de ma réussite ! Dix-sept ans seulement pour parvenir à Tekeri… J’ai oublié ma femme et ma fille, enterré dans cette cité maudite… Il y a tant d’années que je ne suis pas retourné à Faya Bandigo, la ville du fleuve… L’orgueil m’a étouffé, il a lentement tué mon esprit. Je me suis entraîné comme un fou, ne quittant plus les souterrains de Faya Nubangui, délaissant ma famille, les chants et les prières… Je ne me suis même pas intéressé à mon enfant, parce que c’était une fille et que pour cette raison, elle ne pourrait jamais suivre le premier chemin. De toute façon, fille ou garçon, je n’aurais pensé qu’à moi… Moi, toujours moi… J’ai fini par oublier comment j’avais été choisi, à l’âge de cinq ans et demi, pour devenir un manga ; grâce à un chant, une ancienne prière, très belle… Je ne m’en souviens plus… Je ne saurais même plus chanter, maintenant…
Mani Okondo tourna son regard vers le tableau qui le représentait, et le contempla longuement, avant de recommencer à parler :
— C’est Ela qui a fait ce portrait… Ela, mon épouse ; celle pour qui j’ai accompli Uma Yorongo, l’épreuve de l’amour… J’ai vécu un an dans la plus haute forêt du Limbu, au-delà de Faya Nimanu, seul au milieu du froid et des bêtes sauvages. C’est elle qui me l’a demandé… Et je l’ai fait… J’ai mérité Ela… A cette époque, je ne pensais pas uniquement à moi, à ma réussite. Tout cela est loin maintenant, si loin… Mais je vais quitter Faya Nubangui ; je vais retourner à la ville du fleuve, retrouver Ela et ma fille… Il y a onze ans maintenant que je m’acharne à obtenir un sixième cercle sur mon bayungui… Onze ans de vains efforts !
Mani Okondo ramassa sa pipe à eau, puis tendit son bras immense vers une table basse sur laquelle il prit un petit briquet à silex. Il ralluma la poudre d’écorce et aspira une bouffée d’Epugu-Ikoda, le parfum de la sérénité…
— J’ai tout essayé pour parvenir à Oko Yedonka ; même ça… Ils savent que j’en prends dans les réserves du cinquième niveau, que j’en consomme tous les soirs… Ils le savent… Et ils savent aussi que je n’ai rien trouvé… Rien ! Fari Kombo m’a dit une fois qu’Epugu-Ikoda était une porte ouverte sur l’intérieur de soi-même ; elle ne permet de découvrir que des richesses que l’on possède déjà… Si on ne possède rien, on ne trouve rien ! Mais j’en ai besoin, maintenant… J’en ai besoin, comprends-tu ? Sans la senteur de cette vapeur bleue pour apaiser la douleur et la honte que me cause mon échec, je n’aurais plus la force d’être Mani Okondo, vent violent… Il faut que je parte… Avant de m’effondrer, il faut que je parte…
Le géant tira à nouveau sur sa pipe de métal, avec délectation. Stanley détailla attentivement le grand Kreel vautré sur le sol de sa chambre. Il avait maigri ; son visage buriné s’était creusé, ses muscles formidables s’étaient desséchés. Il n’était plus le colosse impressionnant qui avait vaincu le Sven alors que ce dernier n’était pas encore un manga. Après cette défaite face à Mani Okondo, le mercenaire s’était promis de l’affronter à nouveau et de le vaincre. Aujourd’hui, il était devenu l’égal du Kreel, il connaissait les secrets d’Issandu et de Tekeri, cette puissance mystérieuse qui avait autrefois permis au géant de le terrasser. Mais il savait également que ce combat était devenu inutile ; il lui suffisait de regarder Mani Okondo rongé par la drogue, le remords et le sentiment de son échec pour comprendre que, de toute façon, il pouvait le vaincre quand il le voulait. Cette certitude suffisait à Stanley.
La voix du colosse s’éleva à nouveau, encore plus sourde, bredouillante, presque inaudible :
— J’ai échoué, Oniga Charaki… Echoué… Fari Kombo m’avait dit… il m’avait dit… « Vent violent, tu épuiseras tes forces en vain. » Il avait raison… Avait raison… Il me l’avait dit ! J’ai été comme une étoile… J’ai brillé très fort ; je me suis éteint très vite… Tout est fini, maintenant ; fini… Le chemin s’arrête pour moi… Je n’ai pas su suivre la Voie ; Naa Sambuguzudaya… Ce n’était qu’un sentier perdu…
Stanley se retourna lentement et se dirigea vers la porte de la chambre. Les impressions qu’il éprouvait étaient confuses, contradictoires… Il méprisait Mani Okondo pour cette faiblesse qu’il avait toujours cachée et dont il venait de faire étalage ; il ressentait aussi une sorte de satisfaction froide et cruelle en voyant ce géant fier, hautain, orgueilleux s’effondrer ainsi, moralement et physiquement brisé par les difficultés de Onda Sambuguzu, alors que lui, Oniga Charaki, était toujours debout. Mais en même temps, il considérait Mani Okondo un peu comme un frère, un frère aîné qui l’aurait précédé sur la Voie ; et l’échec de ce frère lui semblait être un avertissement, une mise en garde, ou peut-être une sorte de prémonition de ce qui lui arriverait à lui, le requin blanc.
Pourtant, une pensée dominait toutes les autres dans son esprit. Depuis des années, son âme était restée glacée, vide de tout sentiment.
Parmi les Kreels, il avait éprouvé, le temps de quelques instants fugitifs, une sorte de bien-être, des émotions dont il avait depuis longtemps oublié la saveur. Et ce soir, devant la détresse d’un homme qu’il avait cru aussi dur que lui, il était envahi par des vagues de troublantes sensations qu’il essayait en vain de refouler : mépris, cruauté, plaisir, orgueil, pitié, crainte, désarroi, angoisse… L’étrange panique qu’il ressentait devant ce flot de sentiments totalement étrangers à son esprit de squale était plus forte que tout le reste. Il devinait que le parfum amer d’écorce brûlée qui flottait dans la pièce était en partie responsable du changement brutal qui s’opérait en lui. Alors il sortit dans le couloir et respira profondément à plusieurs reprises. Lentement, son âme se refroidit ; il sentit à nouveau un liquide glacé couler dans ses veines, et peu à peu, son esprit se vida des pensées turbulentes et passionnées qui l’avaient troublé un moment.
Mani Okondo releva son corps immense avec difficulté. Il avança en titubant jusqu’à la porte. Il avait toujours détesté le Sven, sa peau livide, ses yeux de brume et ses traits fins comme ceux d’une femme ; il avait ses manières en horreur, son mutisme l’exaspérait. Mais en cet instant, le géant haïssait Stanley plus que jamais, car il lui avait dévoilé sa faiblesse, ses angoisses et sa peine.
Le mercenaire s’éloignait lentement dans le souterrain obscur. Au moment où Mani Okondo franchit la porte, il aperçut la tache claire des cheveux de l’autre qui semblait flotter dans la pénombre. Le colosse se mit à hurler d’une voix rauque :
— J’ai échoué, Oniga Charaki… J’ai échoué ! Ce sont la fierté, l’orgueil, l’égoïsme, qui m’ont arrêté… Mais au moins, ce sont des sentiments d’homme ! Toi, tu échoueras encore plus sûrement ! Tu ne ressens rien… Tu n’es qu’un requin froid ! Jamais tu n’atteindras le sixième cercle, car jamais tu ne seras un homme !…
Stanley tourna au bout du couloir. Lorsque retentirent les paroles haineuses du Kreel, il était redevenu totalement indifférent.